L’amour renaîtra de ses cendres
Texte écrit en 2018, par Daisy D'Anjou, propriétaire de la maison d'hôtes Rester Vivant
10 h 32 am, 22 janvier 2008.
Toc! Toc! Toc!
Quelqu’un frappe à la porte.
Je suis affairée avec Victor, mon petit cœur né le 10 décembre dernier. Je le dépose rapidement dans sa couchette et je vérifie de quoi j’ai l’air, car vous vous souvenez peut-être qu’une jeune maman, ce n’est pas toujours « sur son 31 » à la maison. Ce matin-là, le papa était parti tôt faire des commissions. Même s’il était en congé parental, il avait déposé la grande de 2 ans et demi à la garderie pour que maman se repose un peu.
J’étais donc seule et je me demandais vraiment qui pouvaient débarquer chez moi un mardi matin à 10 heures et demie…
Par la fenêtre givrée de l’entrée, je distinguais une silhouette qui m’a tout d’abord fait penser à un livreur. Je voyais un grand costaud en uniforme, les cheveux mouillés par la neige qui tombait en rafale dehors. Par contre, il ne portait vraiment pas le type d’uniforme que tu veux voir à ta porte. C’était un policier.
« Êtes-vous la conjointe de Jean-François Bégin? »
C’est fou comme il s’en est passé des images dans ma tête à la fin de sa question! Jeff, un gars tranquille, fonctionnaire, qui n’a jamais consommé de substance illicite, capitaine de balle molle… Qu’est-ce qui t’est arrivé pour qu’un policier vienne un mardi matin et me demande si je suis ta conjointe ? Et là, je réalise que ce n’est pas lui qu’il vient voir. Je lui réponds que je suis effectivement la conjointe de M. Bégin et je l’empresse d’entrer, car il vente vraiment fort dehors. Une fois à l’intérieur, juste d’être face à moi, par son non verbal, je ressens son malaise…
C’est à ce moment-là que mon univers s’effondre :
« Il vient d’avoir un accident de voiture. Il a été transporté à l’hôpital. Est-ce possible pour vous de vous y rendre rapidement ? »
À ce moment-là, je me rappelle que lorsque j’avais entendu cogner à la porte, j’avais déposé le bébé dans son lit. Je m’excuse auprès du policier et je me dirige dans le corridor menant à la chambre, tout en répondant à sa question : je lui explique que je n’ai qu’une seule auto (celle impliquée dans l’accident) et qu’en raison de mon congé de maternité, ma voiture est remisée pour l’hiver. Je me dépêche et reviens rapidement avec le petit dans les bras. Le policier me regarde et devient blanc.
Je continue de lui parler et je lui explique qu’avec le bébé et la petite à la garderie, je ne saurais trop comment me séparer en trois pour me rendre à l’hôpital. Je commence alors nerveusement mon interrogatoire : C’est arrivé où? Quand? Comment? Pourquoi? Y a-t-il d’autres blessés? Et plein de questions sans rapport dans l’énervement jusqu’à ce que je lui demande si les premiers répondants sont arrivés tôt sur les lieux…
Ce matin-là, il tombait une belle grosse neige en flocon. Cette neige que, quand t’es une maman, tu la reconnais, car c’est la meilleure pour faire des bonshommes de neige. Cette belle neige-là, en gros, elle avait rendu la route glissante. Donc, par précaution, les déneigeuses et les saleuses étaient sur les routes.
Ou plutôt devrais-je dire sur SA route.
Le sergent m’a dit qu’à première vue, le conducteur de la saleuse arrivait en sens inverse et qu’il était probablement trop au centre en sortant de la courbe. Par conséquent, mon Jeff a probablement donné un coup de roue pour éviter un face à face et au lieu d’atterrir dans le fossé de droite, la voiture est partie à gauche. Il me dit aussi que les voisins sont rapidement intervenus pour faire des manœuvres de réanimation. Les paramédicaux sont arrivés 10 minutes plus tard sur les lieux.
« Lorsque votre conjoint est parti en ambulance, on faisait encore des manœuvres de réanimation… »
Black-out.
Mon bébé pleure. Il faut que je le change. Je suis une automate. J’effectue les manœuvres que je fais à répétition depuis l’accouchement (détache le pyjama – enlève la couche – un coup de lingette – crème de zinc – on glisse une couche neuve – on colle les deux rebords -on zip le pyjama).
Retour au salon avec le bébé. Je ne sais plus quoi dire. Je tremble et je suis engourdie en même temps. À cet instant précis, je le sais. Je le sens. Le policier, qui était déjà mal de venir annoncer cette nouvelle à quelqu’un, me regarde, regarde le bébé et je vois le désespoir dans ses yeux. Il vient de réaliser. Que ce n’est pas juste une jeune veuve de 29 ans qui est devant lui, mais aussi un petit orphelin qui n’a pas encore 2 mois. Je brise le silence et je reviens donc à sa première question…
Non, je ne peux pas me rendre à l’hôpital. Il me dit alors qu’il va aller à sa voiture de patrouille et appeler le CLSC pour que je puisse avoir l’assistance d’une travailleuse sociale. Il me demande si je peux appeler quelqu’un, un ami, de la famille, pour venir m’aider. Et avant de refermer la porte derrière lui, il me regarde et me dit cette phrase:
« On n’a pas le droit d’annoncer le décès avant d’avoir la confirmation par l’hôpital, mais avec les questions que vous avez posées… je crois que vous avez compris… ».
Sans dire le mot, il vient de confirmer ce que j’avais senti : papa ne reviendra pas ce soir…
Les quelques minutes qui ont suivi m’ont paru une éternité. Il est enfin revenu me dire que quelqu’un s’en venait à la maison et que je devrais appeler mes beaux-parents pour leur annoncer la triste nouvelle… et sans avoir le temps de dire quoi que ce soit, il a quitté la maison. Toute cette scène a duré 15 minutes au maximum.
Je suis maintenant seule. Avec petit Victor. Puis une bulle éclate dans ma tête. Hein? Pardon? Je n’ai pas encore digéré la nouvelle que je dois être celle qui la partage à ses propres parents! Je me suis assise sur le divan, choqué. Je n’avais même plus le goût de pleurer. Pire que cela, je n’ai pas eu le temps de pleurer. Je devais annoncer à une mère que son fils était entre la vie et la mort à l’hôpital.
Le choc est tellement intense et les obligations tellement lourdes qu’on part sur le pilote automatique. On n’a pas le temps de vivre le deuil dans les premiers jours. Dans mon cas, deux enfants avaient besoins de leur mère. Un corps devait être envoyé vers un salon funéraire, des papiers devaient être remplis pour différents gouvernements, l’employeur et les assureurs devaient être contactés. Le garage voulait savoir quoi faire du morceau de tôle qui avait auparavant été une voiture, la banque avait gelé mes comptes conjoints dans lesquels mes paiements et mes prestations de maternité étaient déposés…
Mais le pire, ça a été de répondre au téléphone ce soir-là et les jours suivants. L’accident fût médiatisé et c’est passé à la télé à heure de grande écoute. Les gens ont reconnu l’endroit, le véhicule. On a bien montré le siège de bébé tout détruit à la caméra. Les amis, les cousins, les voisins ont appelé dans la soirée, après la diffusion des images:
« Dis-moi que ce n’est pas Jeff ? »
Alors, tu dois rester forte et répondre : « Oui ».
Ils veulent savoir ce qui s’est passé, alors tu répètes l’histoire des centaines de fois. Les images ont fait la une des quotidiens le lendemain. La vague de sympathie commence et tu te demandes si c’est un cauchemar duquel tu ne peux pas te réveiller…
Viens un moment où t’es plus capable. À ce moment-là, ça sort. Mais ce ne sont pas des larmes de tristesse, du trou béant de la perte de ta moitié, de ton âme sœur, ce sont celles du désarroi et de la colère. Et une fois que sont sorties ces larmes d’impuissance arrivent celles de la résilience, puis de l’acceptation. On ne peut pas revenir en arrière. On ne peut pas empêcher la neige de neiger. Son heure était venue.
« Pourquoi lui et pas un bandit ? », qu’on m’a déjà dit.
Je me suis alors surprise à répondre que personne ne mérite de mourir, que ce soit dans un accident ou même en prison. C’est un coup de dés, un geste trop bête, la faute à « pas de chance ».
Pour me ressourcer, je suis partie en voyage avec les enfants. Je devais m’éloigner de ceux qui me rappelaient le drame. C’est égoïste. Je sais. Mais je souffrais trop.
Parfois, une petite voix à l’intérieur me disait que dans le temps de nos grands-parents, c’était la coutume que mari reprendre femme pour s’occuper de la maison et de la marmaille. Sauf que j’étais une femme. En 2008. Je n’avais pas une terre de 30 arpents, du foin à faucher et des bêtes à nourrir. Je me sentais coupable de préférer avancer plutôt que de rester là à me morfondre et à me complaire dans le malheur. Je lui parlais souvent, en haut :
« Veille sur nous et dit bonjour à mon père! »
Jusqu’au jour où j’en ai vraiment eu assez d’être seule. Est-ce que j’avais le droit de refaire ma vie après un tel drame? Était-ce mal pour la mère que j’étais de vouloir être heureuse devant ses enfants et d’aspirer au bonheur? Était-ce mal d’accepter la fatalité de la vie et de vouloir tourner la page sur ce chapitre? Je lui ai demandé s’il pouvait m’aider, me guider, et je lui ai demandé de me pardonner. Ma façon de vivre mon deuil a choqué des gens. J’ai perdu des amis bien que j’avais déjà coupé les ponts avec certaines personnes qui me ramenaient toujours dans le passé.
Lorsqu’on apprend qu’il vient d’arriver une catastrophe à quelqu’un dans notre entourage, le spectateur devient empathique de la douleur que doit ressentir la victime. On interprète et on juge selon nos croyances et nos valeurs. J’avais donc besoins de faire le vide. De faire le ménage dans mon entourage pour me permettre d’avancer et d’évoluer dans les étapes de mon deuil. Le hasard a placé sur mon chemin quelqu’un qui, lui aussi, avait besoin de faire le vide…
La neige avait fondu, mon bébé avait grandi, mon cœur était encore mouillé, mais il y avait encore de l’espoir et de l’amour à l’intérieur.
Au début, j’ai eu peur. Peur de chercher une béquille dans une relation avec un autre homme. Lui aussi avait peur de refaire confiance à l’amour. Mais c’est quand même arrivé.
Au travers des cendres, nos cœurs ont refleuri et par ces deux êtres écorchés, une nouvelle famille s’est formée. Plus forte et plus riche de son vécu, plus solide qu’aucune autre relation que j’aurai la chance de vivre. Je sais maintenant que le bonheur est parfait, que son parcours est semé d’embuches et qu’il faut garder la foi en l’amour.
Il faut dire que j’ai tiré de grandes leçons de cette épreuve. Je ne vois plus la vie comme étant un cadeau, mais plutôt comme étant un privilège. Alors, il faut profiter de chaque instant.
J’ai eu la chance d’avoir une autre petite fille qui est venue souder la fratrie. Elle est mon symbole que l’amour peut renaitre d’un drame horrible. Si vous devez rebâtir sur des cendres, le résultat dépassera vos attentes….
Je suis toujours avec le même conjoint, 16 ans après avoir perdu foi en l’amour. Celui qui a vu grandir mon bébé et ma fille et les a élevés comme les siens, m’a demandé si je le laisserais les adopter un jour, car il les a toujours aimés comme les siens. Ce sont ces moments de joie intenses qui ravivent une douleur profonde, enfouie. En même temps, cette pointe de douleur me fait remercier la vie d’avoir eu la chance de rencontrer deux hommes extraordinaires! Mais je crois que le plus extraordinaire est d’avoir été capable de recoller les morceaux d’une famille brisée avec de l’amour!
L’amour… C’est le secret de ma guérison.
Merci d’avoir lu mon histoire et partagez-là pour aider d’autres personnes à avancer et à garder espoir en l’amour!
Namasté,
Votre hôtesse,
Daisy
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